Homélie du 6 septembre 2020 pour la Saint-Fiacre à Sens

« Je fais de toi un guetteur… Tu les avertiras de ma part. »  Ez 33,7.

« Quand deux ou trois sont réunis en mon nom, je suis là, au milieu d’eux. » Mt 18,20.

            « Quand deux ou trois sont réunis en mon nom, je suis là, au milieu d’eux. » (Mt 18,20). « Je suis là » nous dit Jésus. Le croyons-nous vraiment ce matin ? En tout cas, chacun peut dire en vérité : « Je suis là ». « Être là », c’est être en vie, avoir assez de santé pour se déplacer et venir rendre grâce à Dieu.

            Être présent, être là, c’est aussi choisir de rendre grâce. Rendre grâce parce que Jésus est là ; rendre grâce parce que nous sommes là. Rendre grâce car cette présence physique nous a manqué, parce qu’elle a manqué à des personnes âgées, à des grands-parents. Rendre grâce mais également prier pour celles et ceux qui nous manquent : parce qu’ils sont partis trop vite, trop seuls ; parce que d’autres n’ont pas osé sortir ce matin par fatigue, maladie ou paresse. Il nous arrive parfois de ne pas avoir assez conscience que, par notre absence, nous pouvons manquer à la communauté. Nous ne devons pas nous habituer à nous manquer les uns aux autres. Si chacun se dit en lui-même « je ne viens pas… cela ne se verra pas… », nous pourrions bien nous retrouver devant des chaises vides et pas seulement du fait des mesures de distanciation physique. À chaque fois, et pas seulement à l’église, nous pourrions nous poser la question : « ne vais-je pas manquer aux autres ? Pour telle aide ? Pour tel service ? Pour telle visite ? » Nous avons besoin non seulement d’un face à face, mais aussi d’un « en chair et en os ». Le face à face peut avoir lieu par écran interposé : il peut être nécessaire pour un temps mais, même si nous ne pouvons plus nous serrer la main ou nous embrasser, la fraternité humaine a besoin de s’exprimer. Le pape François signera le 3 octobre à Assise une nouvelle encyclique, « Fratelli Tutti – Tous frères » : le Père du ciel est le fondement de l’unique fraternité humaine et même cosmique.

            Frères et sœurs, nous sommes donc là ce matin autour du Christ, et non autour de l’évêque comme il est parfois maladroitement dit. Certains sont venus d’ailleurs, spécialement pour la Saint-Fiacre, manifestant ainsi que l’unité humaine dépasse toutes nos chapelles.

            C’est à nous tout que s’adresse le prophète Ezekiel, quand il proclame, dans la première lecture que nous venons d’entendre : « Je fais de toi un guetteur… Lorsque tu entendras une parole de ma bouche, tu les avertiras de ma part. » (Ez 33,7). Et à sa suite je me dois de vous avertir car je vois de plus en plus notre monde, et même des catholiques, perdre la raison, perdre la sagesse. Le pape François, recevant un groupe français cette semaine, en dénonçait le caractère paradoxal : « Nous avons perdu la sagesse par trop d’intelligence. » Pendant tout cet été, j’ai essayé d’écouter notre temps, de guetter cette rentrée pour discerner tout ce qui advient. Ma mission m’oblige, selon la formule énoncée par le Concile,à proposer l’Évangile « en répondant aux difficultés et questions qui angoissent le plus les hommes » (CD 13). Les difficultés aujourd’hui sont nombreuses et aussi diverses que les situations familiales ou sociales. Certains craignent pour leur santé, pour leur travail, pour la réussite de leurs enfants. Je pourrais dire comme le Christ : « Ne craignez pas » ! Mais c’est un autre encouragement que je vous adresse : ne perdez pas la raison, ne perdez pas la sagesse ! Ne perdez pas la raison car elle est l’aide la plus précieuse pour garder et transmettre notre foi. Benoît XVI l’a très bien démontré. Or, la postmodernité recourt de moins en moins à la raison. Comment peut-on à ce point s’affranchir de la vérité, des faits, de la réalité, du simple bon sens ? Notre vie commune est basée sur la raison : ce qui la sape, c’est le mensonge, l’inculture, l’émotion, la colère, la violence, la rumeur. Jamais il n’a circulé autant de fausses nouvelles et de trop vives réactions. Et j’en profite pour remercier tous les parents, tous les enseignants qui apprennent aux plus jeunes à réfléchir… simplement à réfléchir !

            Autre signe inquiétant : rares sont les personnes qui ont l’humilité de dire simplement « Je ne sais pas », au point que l’assurance semble devenir proportionnelle à l’incompétence. Ainsi que le déclarait Albert Camus en 1948, « Nous étouffons parmi les gens qui pensent avoir absolument raison ». Chacun simplifie la pensée de l’autre pour mieux la réduire et la contredire. Pire encore, beaucoup donnent un avis trop assuré sur des sujets sur lesquels ils n’ont pas de compétence : c’est ce qu’on appelle l’ultracrepidarianisme. Le mot est compliqué mais, s’il existe, c’est que cette maladie existe ! Nous avons tous le droit d’avoir un avis, mais ne pourrait-il pas parfois être un peu moins définitif ! Le risque est grand que nous devenions des citoyens, et même des fidèles catholiques juxtaposés. Et de juxtaposés… nous en viendrons à nous opposer. Comme opposés, nous laisserons se développer les incivilités, les violences verbales puis physiques qui font le nid des grandes violences de notre monde. Les anciens avaient parfois la sagesse de dire : « le cordonnier s’arrête à sa chaussure ». Retenez peut-être au moins l’image plus que le mot !

            Frères et sœurs, prenons soin de nos paroles : certaines tuent les relations sociales et ecclésiales. Je redécouvre avec une douloureuse profondeur les mots de Jésus : « Ils ont des oreilles, et n’entendent pas… ». « Si je dis la vérité, pourquoi ne me croyez-vous pas ? » (Jn 8,46). Jésus a vécu le retournement des opinions : « Hosanna… » un jour, « crucifie-le » quelques jours plus tard. Lui, l’innocent devint la victime. Lui, qui est sans péché, prit alors sur lui le péché du monde.

            Mais mes propos peuvent paraître seulement pessimistes. Alors permettez-moi de les formuler autrement, positivement, sous forme de béatitudes, pour être des guetteurs d’espérance ! Car « l’avenir sera entre les mains de ceux qui auront su donner aux générations de demain des raisons de vivre et d’espérer » (Gaudium et Spes 31) :

  • Heureux ceux qui utilisent leur raison pour dialoguer…
    et bienheureux ceux qui cherchent humblement la vérité.
  • Heureux ceux qui écoutent les avis des autres et savent se mettre de leur point de vue…
    et bienheureux ceux qui parlent à bon escient et savent reconnaître qu’ils ne savent pas !
  • Heureux ceux qui respectent les autorités légitimes ou supérieures…
    et bienheureux ceux qui ont un esprit critique sans avoir un esprit de critique.
  • Heureux ceux qui cherchent des raisons de vivre, et une raison de donner leur vie…
    et bienheureux ceux qui ont une intelligence de la vie pour grandir dans celle de la foi.
  • Heureux ceux qui apprennent à leurs enfants à réfléchir…
    et bienheureux ceux qui savent exercer leur capacité d’admiration.

            Frères et sœurs, nous sommes « doués de raison et de conscience » et nous devons « agir les uns envers les autres dans un esprit de fraternité. » Faisons-le en devenant des guetteurs d’espérance, surtout en ces temps d’incertitudes. Car nous avons une certitude : le Christ est là, au milieu de nous. Oui, « quand deux ou trois sont réunis en mon nom, je suis là, au milieu d’eux. » (Mt 18,20). Parole du Seigneur.

Publié par Hervé GIRAUD

Archevêque de Sens-Auxerre Prélat de la Mission de France