La vie, même “à toute extrémité” garde sa fécondité — Diocèse de Sens & Auxerre

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La vie, même “à toute extrémité” garde sa fécondité

En tant que psychologue en soins palliatifs à l’Hôpital d’Auxerre, Émilie Demule nous livre un témoignage précis et empreint de délicatesse sur la fécondité d’une fin de vie, lorsque la personne est véritablement accompagnée dans sa vulnérabilité.

En tant que psychologue, j’aurais pu décider de rédiger un billet sur le travail de deuil ou sur le vécu psycho-émotionnel des patients en fin de vie. Mais mon souhait est avant tout de témoigner de la vie que nous accompagnons en service de soins palliatifs. De la vie que nous recevons ! Car la vie, même “à toute extrémité”, garde sa fécondité.

Je garde précieusement certains souvenirs de vivants qui ont traversé ma vie alors qu’ils traversaient la mort. Ils ne m’ont pas marqué parce qu’ils ont “réussi leur mort” en se réconciliant avec leur famille ou en reprenant contact avec un proche perdu de vue. Non, pas d’idéalisation : si la fin de vie est un temps de possible “bilan de vie” et de réconciliation, on meurt bien souvent comme on a vécu. Mais cette apparente banalité ne rend pas la fin de vie moins féconde pour autant.

Ces vivants m’ont marqué parce qu’ils m’ont transmis, et la plupart du temps (à mon grand regret), sans le savoir. Quelles découvertes ? Un étrange paradoxe­ sur la vie et sur le “soi”. Qui fuit la mort se prive de la vie. Qui fuit l’autre se prive de soi.
Je me souviens de cette dame, comateuse. C’était la première fois que je rencontrais la déformation : celle qui nous fait stopper net dans notre élan et nous conseille de faire demi-tour. Et pourtant, en prenant le risque et le temps d’un regard, découvrir que les marques de la mort finissent par s’estomper pour laisser place à l’humanité qui resurgit avec plus d’intensité. Comme quoi elle n’est jamais perdue, cette humanité, qu’elle soit cachée sous la déformation d’un malade, l’incurie d’un sans-abri, le crime d’un meurtrier ou la banalité des “bien portants”. Il est de la responsabilité de notre société, de notre responsabilité à chacun, de savoir porter le regard juste qui va au-delà de l’anormalité. [...]

Je me souviens de cet homme qui me dit au cours d’un entretien : “voilà, c’est tout… ce n’est qu’une vie, rien d’extraordinaire”. Nous avons tellement l’habitude d’entendre – et de penser – qu’une vie est plus ou moins réussie en fonction du nombre de pays visités à travers le monde, du nombre de contacts dans son répertoire téléphonique… Et si la seule véritable richesse était commune à tous : la vie. Qu’y a-t-il de plus riche qu’une vie ? Avec ses réussites et ses victoires, oui, mais certainement pas sans ses combats, ses chutes, ses erreurs.

Je me souviens de cette femme lorsque j’étais bénévole en unité de soins palliatifs durant mes études. Cette femme dont je n’aurais jamais croisé le regard. Pendant une heure, à ses côtés, elle m’apprit à apprivoiser le silence. Aucune parole. Aucun regard échangé. Elle gardait résolument sa main devant ses yeux. Pour moi, un constat douloureux : cet accompagnement était une sorte d’échec, un “vide” relationnel. Et puis, tout d’un coup, sa main s’est portée sur ma cuisse qu’elle a tapotée tout doucement comme on cherche à rassurer quelqu’un. À ce moment j’ai commencé à comprendre à quel point la présence dit bien plus que les mots. Et elle le dit d’ailleurs parfois bien mieux en silence ! Parce que les mots sont parfois un moyen de fuir. Fuir la rencontre avec l’Autre, l’étranger. Fuir la mort et la maladie. Fuir le temps qui nous échappe et nous menace. Fuir notre humanité si vulnérable. [...]

L’accompagnement en fin de vie nécessite une dose d’humilité : nous travaillons avec de nombreux paramètres inconnus : “comment ça va se passer ?”, “quand ?”, “et après ?”. Mais après tout, accepter de ne pas pouvoir répondre à toutes les questions et à toutes les demandes, c’est être un peu plus humain jour après jour !

Je me souviens enfin de cet homme, à qui j’ai pu dire “au revoir” après plus d’un mois d’accompagnement. Assis l’un en face de l’autre, nous n’avons pas échangé beaucoup de paroles. Une fois de plus, c’était d’une présence dont cet homme avait besoin. Et dans ses yeux, j’y ai vu ce que j’avais rarement vu : j’y ai vu la mort déjà là. Cela m’a rappelé les peintures moyenâgeuses dans lesquelles les morts viennent rappeler aux vivants leur condition humaine et leur vulnérabilité. C’est comme si ce regard disait : “Regarde. Et demande-toi : que fais-tu de ta vie ? Celle-là même qui doit finir.” Sans doute que le jour où notre société acceptera de regarder (à nouveau) cette mort “déjà là”, au milieu de nous, parce qu’indissociable de la vie, alors nous réapprendrons à vivre les yeux ouverts.

Article paru dans le dossier "Accompagner la fin de vie" de la revue diocésaine Église dans l'Yonne, d'avril 2015

 

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